Notice d’Henri Tomasi sur La chèvre de M. Seguin, conte lyrique d’après Alfonse Daudet

« C’est le regretté Paul Gilson qui est à l’origine de ce conte lyrique. On venait de diffuser mon Divertissement Pastoral, composé spécialement pour accompagner la Messe de Minuit (avec Pastrage) à Saint Michel de Frigolet en Provence, avec la participation de la Maîtrise d’enfants de la Radio.
Le caractère typiquement provençal de ce divertissement construit sur des thèmes populaires avait séduit particulièrement P. Gilson et il me proposa d’écrire un conte lyrique sur « La chèvre de M. Seguin  » d’Alphonse Daudet, où la Maîtrise aurait un rôle prépondérant. Cette idée m’enthousiasma, mais à la réflexion, cela posait des problèmes délicats pour donner une forme musicale à un texte qui, au premier abord, ne s’y prêtait guère, malgré toute sa poésie.
Après un découpage préliminaire, je confiai le rôle de la chèvre à un soprano (enfant) et le rôle de M. Seguin à une basse. Les aventures de la curieuse et courageuse Blanquette, ses discussions avec M. Seguin son maître, ses courses dans la montagne, sa peur, son combat, et sa mort, tout cela est tiré fidèlement du conte d’A. Daudet. Seuls les dialogues entre M. Seguin, la chèvre et les chœurs sont lyriques, le commentaire étant confié à un récitant, ce qui me permit de sauvegarder la naïveté poétique du récit.
Ce plan établi, je pris la décision d’aller passer mes vacances de Pâques en 1962 à l’Abbaye de St Michel de Frigolet, que je connaissais bien pour y avoir séjourné quelques jours lors du tournage du film de Pagnol « Les lettres de mon moulin « , dont j’avais fait la musique. Les Pères Prémontrais, dont l’hospitalité est légendaire, m’accueillirent avec joie et mirent à ma disposition une cellule. Dès le matin, je filais à travers les sentiers de la  » Montagnette  » parfumée de thym et de romarin, pour retrouver un petit ermitage qui surplombait toute la vallée du Rhône, d’où j’apercevais les Alpilles, Maillane, le Mont Ventoux, et même la Camargue quand le temps était clair. Dans cette solitude, je rêvais aux aventures de Blanquette car le décor s’y prêtait merveilleusement, et rarement j’ai éprouvé une joie aussi intense dans le travail.
Ce retour aux sources, loin des  » travaux de mandarin « , m’était indispensable ; je me désintoxiquais de la cérébralité qui envahit la musique actuelle, et peu à peu, au milieu de cet admirable paysage, je retrouvais toutes les résonances poétiques de mon enfance, et la composition de l’œuvre ne fut plus qu’un jeu.
Dès l’introduction par le récitant, le chœur chante les louanges de la chèvre de M. Seguin sur le thème provençal  » Ture-lure-lure « , seul élément vraiment populaire. Par la suite, quelques légers emprunts au Folklore créent le climat pittoresque ou poétique, jusqu’au drame final. L’orchestration (pour Orchestre de Chambre) comprend une flûte, un hautbois, un saxophone alto, un basson, trois cors, une harpe, des ondes Martenot, une percussion importante et des cordes. L’œuvre a été créée par la Maîtrise et l’Orchestre de Chambre de l’ORTF sous la direction de Jacques Jouineau le 12 mars 1964, et reprise le 18 avril à la Salle Pleyel. Ce sont les mêmes interprètes, avec Michel Galabru, Jacqueline Maréchal, et André Vessières, qui ont enregistré ce Conte Lyrique pour les Disques Mondiophonie.« 

H. T. (1964)


Extrait d’une lettre d’Henri Tomasi à son fils Claude :

Abbaye de Frigolet, avril 1963

 » Dimanche ou lundi au plus tard ma  » biquette  » sera sur pied, mais quel travail ! Si elle ne sent pas le thym et le romarin, c’est qu’elle sera ratée !  » (…) Si ce n’était mon affection pour toi et ta mère, je resterais ici et ne remettrais plus les pieds dans la merdasse parisienne ! « 

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