« AUTOBIOGRAPHIE AU MAGNETOPHONE »
Entretiens avec son fils, Claude

Interview sur l’évolution de son langage musical

21 septembre 1969

 

 

 

« C’est difficile d’analyser sa propre oeuvre, et je n’aime ni les formules, ni les classements. Tout fut différent, à chaque fois ; chacun de mes ouvrages est différent de l’autre.

Bien sûr, j’ai subi quelques influences déterminantes : tout jeune, Puccini, Bizet, puis, à travers Boris Godounov, Moussorgski ; ensuite Debussy, avec Pelléas et Mélisande, mais davantage Ravel. Plus tard, un peu Richard Strauss ; jamais Wagner. Mais une  « hérédité », c’est tellement complexe, et, incertain. Finalement, je n’ai retenu de Ravel et Debussy que quelques influences harmoniques.

Une légende voudrait que je sois hostile aux sériels, aux dodécaphoniques, – mais pas du tout ! J’ai même utilisé ces modes dans Le Silence de la Mer et la Symphonie du Tiers­ Monde. Mais je les emploie occasionnellement, quand j’en ai besoin, aux moments que j’estime propices. Ce que j’ai dit, c’est que j’ai horreur des systèmes et du sectarisme. Et je prétends que l’absence continue de modulations est un appauvrissement, qui ne peut produire que des ouvrages monotones et ennuyeux. Pour moi, la couleur est nécessaire, le mélange des rouges, des verts, – en tout cas au théâtre. La meilleure confirmation de ce que j’avance là se trouve dans la pratique de Berg lui-même, qui renonce la plupart du temps dans Wozzeck à l’emploi du mode sériel. D’ailleurs le sérialisme aussi est large­ment dépassé, par l’électronique, qui à nouveau me déplaît dans la mesure où on l’érige en système. La vie se joue des systèmes, les défait tous au cours du temps, – à bas les systèmes ! Mais avec l’électronique, il y a un réel danger : la fin de l’humain, la fin du cœur ; plus que le bruit des machines qui envahissent le monde !

J’insiste : tout change avec chaque ouvrage ! Mais il est vrai qu’autour de 1960, je me suis délibérément remis en cause ; c’est Le Silence de la Mer (1959) qui marque la rupture. Le langage y est totalement différent de Don Juan de Mañara, par exemple : le lyrisme y est dépouillé, suggestif, débarrassé des surcharges harmoniques qui me plaisaient à l’époque de Miguel, et qui, d’ailleurs, étaient nécessaires à cet ouvrage. Dans Le Silence, tout est allusif, et les sentiments des personnages sont exprimés par l’orchestre et non plus le chant. Même dépouillement dans le Concerto pour Violoncelle. Situer Le Silence de la Mer ?… Peut-être entre Ravel et les Sériels…

Le Concerto de Guitare est encore différent : dramatique, obsessionnel, parce que j’y ai utilisé des thèmes que j’avais imaginés pour Noces de Sang, la pièce de Lorca ; La Sym­phonie à son point de départ dans Une Saison au Congo de Césaire… Au fond, c’est peut ­être la seule constante : j’ai besoin d’un texte, même si je ne me sers pas des mots… Sans doute parce que seul l’homme et son côté passionnel m’intéressent.

Ces dix dernières années, j’ai changé de peau, comme un serpent ! J’ai voulu rattraper les dix ans perdus entre 1930 et 1940, où, à cause de mon activité de chef d’orchestre, je n’ai pas eu le temps d’approfondir suffisamment le travail de composition et la réflexion sur les formes musicales. Je n’ai pas eu la liberté ni les facilités qu’avaient la plupart de mes camarades du Conservatoire issus de la bourgeoisie. Moi, j’ai dû me débrouiller seul. Pourtant, si je regrette ce temps perdu à diriger, je dois reconnaître que ça m’a donné un métier que les autres n’ont pas, et il est certain qu’actuellement personne ne peut me faire la pige pour l’orchestration ; là, je ne crains personne !

L’Eloge de la Folie, mon dernier ouvrage lyrique (1965), reflète l’évolution qui s’est faite en moi sur tous les plans. Philosophiquement, historiquement, c’est l’absurde, la barbarie, – et je ne crois plus à rien, je n’espère plus en l’homme ! Le finale de L’Eloge, c’est le déclenchement d’une « chasse à l’homme », d’une traque effrénée de la sagesse par les fous, que les hurlements de celle-ci exacerbent jusqu’aux paroxysmes des pires pulsions. Pendant exactement cinq minutes, c’est une danse-jeu de la persécution jusqu’au supplice, qui s’achève sur une expulsion – mise à mort. Goya, policiers-SS, racisme, napalm !…Au plan scénique, je souhaiterais une invention sans limites. C’est à la fois un opéra et un ballet, ou plutôt, ni l’un ni l’autre ; c’est du « théâtre total », et si l’on veut, même, éclaté au niveau salle-scène-orchestre ! »

Vuillermoz l’avait dit : « Tomasi est un artiste protéiforme ! »

Mes “vérités successives” ont fait mettre en doute ma sincérité. Ma réponse c’est : qui n’avance pas, recule, qui n’évolue pas est fichu ! Qu’on ne compte pas sur moi pour devenir la « 55ème momie de la Salle de Marbre Rouge dans L’Atlantide ! »

H.T., lettre à son fils Claude, août 1970

 

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