Lettres d’Henri Tomasi à Jean Molinetti

 

 

 

Troie [Turquie] – 10 août 1965

 

… vos dernières joyeuses agapes me réjouissent car Bacchus a été bien honoré, ce qui est certainement une forme de civilisation.

 

… les caravanes de chameaux…cette lenteur, c’est la sagesse même !

 

… la condition humaine est bafouée d’une façon monstrueuse, et s’il y a un Dieu pour ces gens-là, il est certainement du côté de la force et de l’argent !

 

… ce nouveau colonialisme américain par le dollar nous achemine un jour ou l’autre à une réaction imprévisible

 

… Le Bosphore n’est plus qu’une vaste entreprise SHELL ; Istamboul sent le pétrole que l’on vaporise avec du Coca-Cola !

 

” l’esprit grec, c’est l’art et la science désintéressés et valables universellement “

 


 

Troie – 15 août 1965

Oraison burlesque

 

Aujourd’hui, 64 ans ! Anniversaire d’une absurde apparition sur cette planète parce qu’ils ont eu la fantaisie (mon père et ma mère) de faire une partie de jambes en l’air ! A leur “décharge”,  n’oublions pas qu’en 1900, le bidet était une chose honteuse et rare ! Ceci dit, me voilà en cette année 1965 en ” pleine coda “. Aurai-je le temps, avant mon dernier souffle, d’exhaler la phrase qui m’a poursuivi toute la vie ? FINITA LA COMEDIA ! Pour moi, j’ai toujours considéré (et tu le sais bien) que cette vie terrestre n’était qu’une farce grotesque depuis la naissance jusqu’à la mort. Tout le reste n’est que ” vanité et poussière “, hypocrisies et concessions. … nos petits enfants ne connaîtront plus rien de la poésie des choses et se trouveront de plus en plus devant un monde matérialiste avide et inhumain !

 


 

[ Helmsdale, Ecosse]

Vendredi 12/8/66

 

Dans trois jours il y aura 65 ans que mon cri de protestation a été entendu. Je continue… Voilà, il n’y a pas de quoi pavoiser !… La mer du nord est d’une platitude remarquable : malgré les orages, elle reste aussi impassible qu’un lac. Où sont les réactions violentes de l’Atlantique et de ” Mare Nostrum ” ?!

 

” Ici c’est la même monotonie bretonne. Quand le ciel armoricain veut bien nous octroyer un peu de sa clémence, Odette part avec ses pinceaux, et moi, avec ma canne anglaise, je file sur une plage solitaire pour ” boviner ” en regardant passer de somptueux cortèges célestes. Mais ni cette fantasmagorie, ni le jeu des vagues n’arrivent à me faire oublier l’absurdité des gestes quotidiens et l’inutilité de l’existence, même avec sa bonne chair, ses lectures, et ses quelques pauvres petits amusements physiques et spirituels. Quand les grandes passions d’un individu (l’amour, l’art, etc) ont disparu, le cœur n’y est plus. Toi, actuellement, tu défends ta ” survie “. Moi même pas, car je m’aperçois que ma ” puberté intellectuelle ” commence à se manifester, mais il est un peu trop tard hélas ! A qui la faute ?… Il faut une passion pour que camoufler l’absurdité quotidienne. Moi je n’ai même plus de difficultés à surmonter, je suis un ” être heureux ” – c’est-à-dire un affreux petit-bourgeois

 

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