Frédéric Ducros-Malmazet, président fondateur de l’association Henri Tomasi a soutenu le 2 février 2016, la première thèse de doctorat consacrée à Henri Tomasi, intitulée : Un compositeur français au miroir de sa correspondance : Henri Tomasi (1901-1971).
Cette thèse a été réalisée sous la direction de Danièle Pistone, professeure à l’université de Paris-Sorbonne. Le jury était présidé par Jean-Pierre Bartoli, professeur à l’université de Paris-Sorbonne, assisté de la professeure Ana Telles-Béreau, de l’Université d’Evora (Portugal), et de l’écrivain Claude Schopp, docteur d’État.
Elle a été récompensée par la mention Très honorable avec les félicitations du jury à l’unanimité. Étant donné son « grand intérêt pour la communauté scientifique », l’ensemble du jury a souhaité qu’elle soit publiée très prochainement.
Le directeur du Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris, Xavier Delette, avait accepté que cette soutenance ait lieu dans son établissement, siège de l’ancien Conservatoire national supérieur de Musique de Paris où Henri Tomasi fit ses études de 1920 à 1927.
Parmi une assistance nombreuse, on notait la présence de Claude Tomasi, fils d’Henri et Odette Tomasi, du pianiste Édouard Exerjean, de l’éditeur Pierre-Henry Lemoine, président directeur général des éditions Henry Lemoine, d’Agnès Klingenberg, des éditions Alphonse Leduc, de Gilles Thiéblot, musicologue, de Bernard Cahours d’Aspry, musicographe, et de Janine Delahaye, historienne d’art, inspectrice d’académie honoraire de Musique de Paris.
À l’issue de l’exposé liminaire de Frédéric Ducros (reproduit ci-dessous), le baryton Jacques L’Oiseleur des Longchamps accompagné du pianiste Léo Debodo interpréta le final du drame lyrique Le Silence de la mer, d’après le récit de Vercors.
Le parrainage du Colonel François Boulanger, chef de l’Orchestre de la Garde républicaine et du Chœur de l’Armée française, a rendu possible que le cocktail se déroule sur le lieu de l’ancienne Caserne de la Pépinière, aujourd’hui Cercle national des armées, où le compositeur avait effectué son service militaire de 1924 à 1926.
Site de l’Université Paris-Sorbonne
La présente thèse s’appuie sur les correspondances adressées par le compositeur Henri Tomasi, entre 1916 et 1940, à Xavier Tomasi et Joséphine, ses parents, puis de 1954 à 1971, à Jean Molinetti, son ami le plus proche. Il s’agit d’un ensemble de 533 lettres inédites, qui ont été transcrites, classées, et annotées. Cet unique témoignage écrit du musicien nous permet de comprendre les répercussions qu’eurent sur son œuvre créatrice les événements qui ponctuèrent sa vie et dont ses courriers se font l’écho.
Nous étudions ainsi tour à tour l’environnement familial d’Henri Tomasi, au travers notamment du rôle fondamental que joua son père tant dans son éducation que dans le cadre de ses recherches sur la musique traditionnelle corse ; nous voyons la façon dont le jeune musicien conduisit ses études musicales, les rapports qu’il entretint avec les institutions de son temps, mais aussi le rôle que purent jouer les différentes activités de chef d’orchestre qu’il exerça à certaines périodes de son existence. Nous assistons également à l’évolution progressive de sa pensée et à sa transposition dans son œuvre musicale.
Tout au long de ces années, cette correspondance au cours de laquelle le musicien passe successivement d’une écriture contrainte à une écriture choisie, nous livre des informations capitales et nous séduit par la vivacité de son ton et le mordant de son style.
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The present thesis is based on all the written correspondence from the composer Henri Tomasi to Joséphine and Xavier Tomasi, his parents, between 1916 and 1940.Then, from 1954 to 1971 to Jean Molinetti, his closest friend. This correspondence includes 533 unpublished letters which have been transcribed, classified and annotated. This musician’s unique written testimony allows us to understand how the events which punctuated his life, echoed in his letters, had repercussions on his creative work.
Thus in turn, we will study Henri Tomasi’s family environment considering notably the fundamental role played by his father in his education as well as in the field of his research on traditional Corsican music ; we’ll see the way the young musician conducted his musical studies, his relationship with the institutions of his time but also the role his various activities as a conductor were to play at certain periods of his life. We will also follow the progressive evolution of his thought and its transposition in his musical work.
In this correspondence, throughout all those years, the musician’s constrained writing style gradually evolved into a more personal one. It gives us essential information and Tomasi seduces us by the incisiveness of his style and by the liveliness of his tone.
Exposé liminaire de Frédéric Ducros pour la soutenance de sa thèse en Histoire de la musique et musicologie, à l’université de Paris-Sorbonne, le 2 février 2016 : Un compositeur français au miroir de sa correspondance : Henri Tomasi (1901-1971)
Après avoir travaillé sur le compositeur Albéric Magnard, il y a un certain nombre d’années maintenant, et alors que je réfléchissais à un sujet de thèse, Madame Danièle Pistone m’avait mis en relation avec Monsieur Claude Michel.
M. Claude Michel était un ingénieur chargé des projets innovants et futuristes au sein du groupe Thalès ; il était également un amoureux et un fin connaisseur de la musique française, et de surcroit un grand collectionneur d’enregistrements hors commerce qu’il avait patiemment collectés depuis sa jeunesse.
Je me rendis donc à son domicile d’Asnières que fréquentèrent de nombreux chercheurs, et lui demandai de me faire écouter à l’aveugle, de nombreuses partitions du XXe siècle, de compositeurs qui n’étaient pas étudiés dans les classes d’histoire de la musique : je pense notamment à des musiciens tels qu’Henry Barraud, Marcel Delannoy, Claude Delvincourt, Pierre-Octave Ferroud, Jacques Ibert, André Jolivet, Paul Le Flem, Raymond Loucheur, Jean Rivier, Henri Tomasi, pour n’en citer que quelques-uns.
Sans donc savoir qui étaient les auteurs des pièces que j’écoutais, mon choix se porta majoritairement sur les œuvres d’un même compositeur ; vous l’aurez compris, il s’agissait d’Henri Tomasi.
Je me souviens très bien avoir été séduit par le vieil enregistrement sur 78 tours du poème symphonique Tam-tam dont le style et les rythmes me firent une forte impression. Les sonorités de l’opéra L’Atlantide, d’après le roman de Pierre Benoit continuèrent de me transporter dans un monde chargé de poésie et de mystère, de même que le poème chorégraphique Dassine sultane du Hoggar, sur un texte d’Angèle Maraval-Berthouin.
Le méditerranéen que je suis avait été enthousiasmé également par certaines œuvres se rapportant à la Provence. Je pense en particulier aux contes lyriques écrits sur des textes de l’auteur de Fontvieille, Monsieur le sous-préfet aux champs, La Mort du petit Dauphin et bien évidemment la très belle et émouvante Chèvre de Monsieur Seguin, dont la musique respire à chaque mesure l’atmosphère de cette « Montagnette » où elle fut composée par Henri Tomasi.
J’avais également été interpellé par la force de la Symphonie du Tiers-monde ainsi que par la profondeur du Concerto pour guitare dont le drame intérieur du poète auquel il était dédié, Federico Garcia Lorca, servait de fil conducteur à l’ensemble de l’œuvre.
Toutes ces pièces, sur des sujets souvent très éloignés et composées à des périodes différentes avaient un point commun : Elles dégageaient beaucoup de poésie, leur invention thématique était d’un extrême raffinement, leur orchestration était riche et subtile et elles faisaient preuve d’un grand lyrisme, quel que soit le langage qu’utilisait leur auteur.
Si cette musique me conquit, il me fallait cependant, avant d’aller plus loin dans mon étude, vérifier un point particulier de la biographie de ce musicien. Ce dernier avait, en effet, été second chef de l’Orchestre national durant la Seconde Guerre mondiale. Même s’il y a un certain nombre d’années, tout ce qui se rapportait à cette époque était moins dans le débat public que ce qu’il peut l’être aujourd’hui, en ce qui me concerne, il s’agissait d’une question primordiale, et il m’eut été impossible de travailler sur un compositeur qui n’eut pas une attitude hors de tout soupçon durant cette période. Les recherches que j’entrepris me rassurèrent pleinement sur la conduite du musicien. L’intérêt, ô combien justifié de la communauté scientifique sur ces questions, m’a amené, au cours du colloque récemment dédié à Henri Tomasi, à expliquer dans le détail le parcours du musicien à cette époque.
En écoutant la musique d’Henri Tomasi, je me demandai alors pour quelles raisons les œuvres de ce compositeur n’étaient pas plus connues du grand public, à l’instar de celles de musiciens tels que Poulenc ou Messiaen.
Après son décès en 1971, et jusqu’à la fin des années 1980, pour simplifier, disons qu’Henri Tomasi, en France, était joué dans le cercle des élèves du conservatoire qui interprétaient régulièrement quelques-uns de ses concertos dans des réductions avec piano, avec une prédominance chez les cuivres, notamment grâce à son Concerto pour trompette et à ses Fanfares liturgiques.
Henri Tomasi était peu connu des dirigeants de la nouvelle génération des maisons de disques ou producteurs sur les chaines musicales, qui, n’ayons pas peur de le dire, étaient assez dubitatifs lorsqu’on prononçait son nom ou le nom d’un musicien de sa génération, exception faite de ceux auxquels j’ai fait allusion précédemment.
Certes, la redécouverte tardive de l’œuvre d’un artiste après son décès n’est pas une nouveauté. Rappelons l’événement que représenta l’exécution de la Passion selon Saint Matthieu de Jean-Sébastien Bach, par Félix Mendelssohn, quatre-vingts ans après la disparition du cantor, ou de l’édition Rameau établie par Saint-Saëns, un peu plus d’un siècle après la mort du musicien. Je m’étais également confronté, au début des années 1980, à cette difficulté avec le compositeur Albéric Magnard. Si celui-ci est régulièrement joué aujourd’hui, il n’en était pas de même alors. L’Orchestre national n’avait-il pas refusé d’interpréter la 4e symphonie et menacé de se mettre en grève !
Henri Tomasi avait été fort joué à la fin des années 1950 et au début des années 1960, que ce soit au concert, à l’opéra, à la radio, en France et aussi à l’étranger. Je rappellerai quelques dates importantes :
– 1956 :
– création scénique mondiale de Don Juan de Mañara à l’opéra de Munich dans une traduction allemande
– création de Triomphe de Jeanne sur un texte de Philippe Soupault pour le 500e anniversaire de la réhabilitation de Jeanne d’Arc
– création de l’opéra Sampiero Corso avec Régine Crespin en ouverture du Festival de Bordeaux
– 1958 :
– Création de L’Atlantide, à l’Opéra Garnier dans des décors de Georges Douking, avec Claude Bessy dans le rôle titre
– La même année Don Juan de Mañara est créé au théâtre de la Monnaie de Bruxelles durant la première Exposition universelle de l’après-guerre ; le même soir L’Atlantide est donné à l’Opéra de Gelsenkirchen en Allemagne
– 1960 :
– Henri Tomasi reçoit le grand prix de la ville de Paris pour son opéra François d’Assise ; il avait été récompensé au début de cette période, en 1952, par le Grand prix musical de la SACEM.
Outre les parti pris esthétiques de l’époque que l’on ne peut nier, le nombre restreint des diffusions d’œuvres musicales d’Henri Tomasi sur les antennes nationales durant les années 1970 et 1980 était donc peut-être l’une des conséquences de sa grande présence durant la période précédente.
Par ailleurs, je découvris que le caractère du compositeur n’avait peut être parfois pas aidé ou favorisé la connaissance de son œuvre. À l’inverse d’un Francis Poulenc, Henri Tomasi était d’un caractère timide et n’était pas enclin à fréquenter les cercles et les salons parisiens. Si le premier appartenait à une famille issue de la haute bourgeoisie, Tomasi venait, lui, d’un milieu extrêmement modeste. Par ailleurs certaines de ses prises de position quelquefois tranchées avaient pu lui occasionner des inimitiés.
Conscients que la musique de ce créateur méritait d’être reconnue à sa juste valeur, nous décidâmes avec Claude Tomasi de fonder une association consacrée au compositeur. Et si les producteurs et les programmeurs faisaient « la fine bouche », ce ne fut pas le cas des nombreuses personnalités que nous contactâmes pour soutenir notre entreprise. En dehors d’Henry Lemoine et d’Alphonse Leduc, les deux principaux éditeurs d’Henri Tomasi, 73 représentants du monde des arts et des lettres répondirent spontanément à notre appel et nous donnèrent leur acceptation de figurer au Comité d’honneur.
Des compositeurs : Henri Dutilleux, Marcel Landowski, Olivier Messiaen, Madeleine Milhaud au nom de son mari ; des écrivains : Philippe Soupault, Vercors ; des comédiens : Jean Topart, Michel Galabru ; des peintres et décorateurs : Yves Brayer, Georges Douking ; des chefs d’orchestre : Serge Baudo, Michel Plasson, Georges Prêtre, Esa-Pekka Salonen ; des interprètes : Maurice André, Gabriel Bacquier, Teresa Berganza, Anne-Marie Blanzat, Christiane Éda-Pierre, Édouard Exerjean, Zino Francescatti, Alexandre Lagoya, Marcel Mule, Marielle Nordmann, Jean-Pierre Rampal. À cette liste incomplète, il faut ajouter le chorégraphe Maurice Béjart et des universitaires, notamment Danièle Pistone, qui avait été la première à s’intéresser à Henri Tomasi à l’occasion du 10e anniversaire de sa disparition, en 1981.
Des critiques comme Jacques Bourgeois qui avaient pu avoir des jugements tranchés sur certaines œuvres d’Henri Tomasi, vinrent nous rejoindre et contribuèrent à la redécouverte du compositeur, que ce soit par des émissions sur France-Musique ou des notices discographiques.
Grâce à la mise en place de cette structure qui permit de donner une meilleure lisibilité à l’œuvre du musicien, nous pûmes initier et soutenir un certain nombre de projets, qu’ils soient d’ordre discographique, théâtral, ou événementiel.
Si la musique d’un compositeur représente la part essentielle de sa contribution à l’histoire de son art, il n’en demeure pas moins que l’expression de ses idées est également un élément fondamental qui permet souvent de mieux appréhender son œuvre. Tel un Georges Wilson au théâtre, et contrairement à certains compositeurs de son temps, Henri Tomasi a très peu écrit. Il est l’auteur de quelques courts articles, parus à des dates diverses, ainsi que de la préface d’un ouvrage sur le chant.
C’est ce constat qui m’amena à m’intéresser plus étroitement à la correspondance de ce musicien. Parmi les différents destinataires des lettres d’Henri Tomasi, deux d’entre eux se détachaient nettement, à la fois par le nombre de missives qu’ils avaient reçues et par la durée de leurs échanges épistolaires. Il s’agissait de proches du compositeur : d’une part ses parents, et d’autre part Jean Molinetti.
Henri Tomasi avait entretenu une correspondance entre 1954 et 1971 avec cet ami de jeunesse et les très rares extraits de lettres auxquels j’avais pu avoir accès m’avaient semblé revêtir un intérêt majeur. À la suite de différentes rencontres et discussions, Jean Molinetti me permit de consulter l’intégralité des lettres que lui avait adressées le compositeur après la Seconde Guerre mondiale, puis me donna l’autorisation de travailler sur ces dernières.
Par la suite, avec l’accord de Claude Tomasi, je consultai le corpus de lettres écrites par Henri Tomasi à ses parents entre 1916 et 1940. Il s’agissait d’un ensemble sans commune mesure avec le précédent, ne serait-ce que par le nombre de courriers. 407 lettres contre 98. Par ailleurs, pour deux années (1916 et 1917) nous possédions l’échange complet de correspondances entre Henri Tomasi et ses parents.
Compte tenu de l’importance de ce corpus, j’avais envisagé dans un premier temps de travailler uniquement sur la correspondance adressée par Henri Tomasi à Jean Molinetti, et puis, mon directeur de thèse, sut me convaincre, sans trop de difficultés, je le concède, de traiter cet ensemble épistolaire dans son intégralité.
Ce fut un travail de longue haleine, passionnant, commencé à une époque où aucun document n’était encore numérisé (la presse et les documents d’état civil, notamment). La collecte, le classement et l’étude de ces deux correspondances a permis de mettre à jour des éléments inconnus jusque-là concernant la vie, les idées et les centres d’intérêt d’Henri Tomasi ainsi que la gestation de certaines de ses œuvres. Elle a permis d’éclairer son parcours à différentes périodes de son existence : durant ses années d’étude au Conservatoire de Paris, au début de sa carrière musicale, pendant les quelques mois où il fut à la guerre en 1939-1940, et entre 1954 et 1971, durant la période de la maturité.
Elle nous a montré également les rapports qu’il entretenait avec son père, une figure incontournable dès que l’on parle de ce musicien, un père qui détecta le potentiel musical de son enfant, le guida avec lucidité au début de ses études musicales et lui transmit son amour inconditionnel de la Corse.
Un père qui fut également à l’origine de cet ensemble épistolaire, par l’obligation qu’il intima à son fils de lui écrire régulièrement lorsqu’il se rendit dans la capitale. Henri Tomasi se plia à l’exercice imposé et prit l’habitude de faire régulièrement le compte-rendu de sa vie parisienne à ses parents.
Écoutons-le raconter, par exemple, l’anecdote qui lui arriva un soir de 1923, à l’Hôtel Lutetia, où il faisait du métier :
« (…) J’ai orchestré la mélodie arabe que j’avais intercalée dans le ballet l’été dernier, si tu t’en souviens. J’avais arrangé ça pour 3 violons, cello, basse et piano. J’y ai passé toute l’après-midi de vendredi. Le soir, je l’emmène à l’orchestre et nous le jouons. J’ai obtenu des effets qui, pour moi, sont épatants. Des suites enharmoniques d’accords faits par les violons pendant que le cello exposait le thème principal, qui est lui-même repris par le violon solo en sourdine. Un effet du désert. J’ai voulu dépeindre le silence, ce qui est très difficile en musique et je suis certain d’en avoir eu un avant-goût par ce procédé élémentaire. La partie de piano remplissait et imitait le tambour arabe. (…) Tout le monde (les musiciens) trouvait épatant, et Bernard me disait que c’était un chef-d’œuvre. J’aurais pu le croire, mais un incident a tout gâté. À 9 h, nous descendons dans le hall (…) ; une cliente de l’hôtel s’approche et me dit textuellement : « Comment s’appelle cette horreur que vous avez jouée ce soir dans le restaurant et qui a tout de l’arabe ? » Un pavé ne m’aurait pas tant assommé. Je ne répondais pas sur le coup, mais le contrebassiste qui ne rate jamais l’occasion de gaffer s’écrie : « Mais, c’est de notre « pianichte ». J’aurais voulu rentrer sous terre, la bonne femme se confondait en excuses, invoquant que c’était trop moderne, etc., etc. Inutile de te dire que je n’ai pas ouvert la bouche de la soirée. (…) Ce petit incident fut clos et l’on n’en parla plus. Hier après midi, je n’avais pas plus envie de faire de la fugue que d’aller me noyer. Il faisait une chaleur accablante dans ma chambre et vraiment mon esprit n’y était pas du tout pour trouver des combinaisons contrapuntiques. Je fouille dans ma musique et j’y découvre le Prélude de piano dédié à Coquart (…). Une envie folle de l’orchestrer me fait abandonner la fugue et me voilà encore passant toute une après midi à ce travail. Je l’ai bouleversé d’un bout à l’autre. (…) tu ne le reconnaîtrais plus. (…) le soir je l’emportais à l’orchestre pour avoir le plaisir et ma récompense de l’entendre. Absolument épatant fut l’effet et (…) toujours des compliments. Je descends avec mon chef d’orchestre dans le hall. Là, nous croisons le mari de la femme en question qui demande à mon chef d’orchestre : « Quelle était cette œuvre nostalgique que vous avez jouée tantôt ? » Et Bernard de répondre : « C’est une Suite de Ravel. » Le banquier, c’est-à-dire le mari : « C’est vraiment merveilleux, et de quelle envergure ! C’est du génie absolument. » Je ne pouvais plus me contenir. J’ai été obligé d’aller me rafraîchir les yeux, tellement je pleurais de rire. Mon chef d’orchestre, la même chose. C’est paradoxal ! Que faut-il en déduire ! Et voilà des gens qui se piquent d’être musiciens. La femme écorche le piano, le mari fait des dissertations musicales et le public est résumé, ou plutôt l’avis du public est résumé dans ces deux personnes. Voilà, mon père, des choses qui m’écœurent et qui me font regretter quelquefois de ne pas être qu’un simple facteur des Postes avec un horizon moins grand, mais l’avenir plus sûr. Ne parlons pas des musiciens. C’est terrible cette vie-là, c’est le chemin de croix des compositeurs véritables quand on n’est point fortuné. »
Henri Tomasi s’exprime toujours dans un style vif et alerte, avec très souvent un sens aiguisé de la formule. Ainsi, à propos du livret du concours de Rome de 1928, il écrit :
« Je sèche lamentablement sur un sujet idiot : Héraklès à Delphes, sujet de cantate à la noix de coco. Rien de théâtral. L’action se passe à Delphes, devant le temple. Héraklès, la Volupté et la Vertu. Il ne sait que faire. Finalement, il suit la Vertu et pour en arriver là, l’auteur a aligné 150 vers. »
Bien plus tard, en 1970, le mordant de son style et la vivacité de son ton, amèneront l’adepte d’Yvan Audouard qu’était Henri Tomasi, à écrire à propos des musiques de son temps, et en particulier des œuvres électro-acoustiques :
« Le moindre petit compositeur qui “éjacule un pet électronique” se prend pour un génie, et la société digère tout, encense tout et achète tout ! Ce n’est pas l’art qui est décadent dans cette société bourgeoise, c’est son utilisation : la mode, la peur de n’être pas dans le peloton des avant-gardes soutenues et officielles. »
Depuis un certain nombre d’années Henri Tomasi était passé d’une écriture « contrainte » à une écriture maintenant choisie. Écoutons-le une dernière fois. Il explique à son ami Jean Molinetti pour quelles raisons, lorsqu’il venait à Marseille, il aimait donner ses rendez-vous dans une brasserie face au port :
« (…) que ce soit ce bistrot, ou celui qui est accroché à pic dans les jardins du Pharo, c’est toute ma jeunesse que j’entrevois. Ce sont pour moi des souvenirs inoubliables. Le ciel, la mer ! Rien de la vie de ce Vieux-Port ne m’échappait alors. Combien de fois, du haut du Pharo, mes yeux avides possédèrent la mer, la ville. Je respirais avec délices les senteurs de toutes ces odeurs qui s’élevaient des quais, des docks. L’odeur de la marée, le poisson, les chalutiers, etc. etc. Les Pierres Plates, en face… J’enviais tous ces paresseux au soleil, accoudés sur les parapets, ou couchés à plat ventre sur les rochers. Et puis un grand navire s’approchait dans un rauque hurlement et aussitôt dans mon imagination c’était l’absurde nostalgie des pays lointains (que je n’ai réalisée qu’autour de ma chambre).
« Ciel et mer. Présences mystérieuses et puissantes dans cette âcre odeur du vent salé sur les lèvres. Oisiveté, le mistral frais à travers cette forêt de gréements et de mâts des voiliers et des tartanes au mouillage ! Odeur des coquillages ! Que d’heures j’ai passé à regarder la mer sans la voir ! Comment échapper aux sortilèges de la mer ? (…) Toute mon enfance renaît devant cet inoubliable spectacle marin. »
Véritable journal intime, ces lettres couvrent en grande partie la vie du musicien. Tout au long de celles-ci, Henri Tomasi se livre avec sincérité et pudeur. L’humour, le sens de l’autodérision dont il fait preuve, les rend particulièrement attachantes, de même que la générosité de ses indignations, son désespoir sur l’homme, sa sérénité au seuil de ce qu’il estimait être le néant. La lecture de la correspondance d’Henri Tomasi, tout en nous réjouissant par son style, sa verve, renforce donc la conviction qu’il est l’un des grands compositeurs du XXe siècle, auteur d’une œuvre riche et originale, qui mérite d’être reconnue à sa juste valeur.
Il m’a toujours semblé qu’un musicologue, sans tomber dans l’hagiographie, devait avoir un rôle quelque peu « militant » au service des musiques auxquelles il croyait. Je m’y suis employé autant que j’ai pu, en ce qui concerne l’œuvre d’Henri Tomasi. Un certain nombre d’enregistrements ou d’œuvres qui n’étaient plus jouées ou perdues ont retrouvé un public. C’est le cas par exemple de différentes musiques pour des sons et lumières. C’est le cas aussi d’une partition qui officiellement n’existait pas, à savoir le projet réalisé pour le pavillon Philips lors l’Exposition universelle de Bruxelles, en 1958 ; œuvre commandée secrètement au cas où le Poème électronique de Varèse n’aurait pas satisfait ses commanditaires lors de sa création ; c’est le cas également du Requiem, dont il fallut refaire la partition, à une époque ou les ordinateurs n’avaient la puissance de ceux d’aujourd’hui. D’autres compositions ont été transcrites afin d’aller plus facilement à la rencontre des auditeurs. Je pense en particulier à la cantate Retour à Tipasa pour récitant chœur d’hommes et orchestre, sur un texte d’Albert Camus, dont Janine Delahaye, alors qu’elle était inspectrice d’académie de Musique de Paris a permis la réalisation de la très belle transcription pour percussions, claviers et chœur de femmes.
Comme l’écrivait récemment Ana Telles, « alors que certaines des œuvres d’Henri Tomasi sont jouées partout dans le monde, d’autres sont encore inédites et n’ont jamais été données. » Gageons qu’à l’horizon 2021 pour le 50e anniversaire de la disparition du compositeur, le travail engagé par la communauté scientifique ces dernières années permettra de découvrir la totalité de son œuvre et que l’édition de sa correspondance y contribuera elle aussi.
Frédéric Ducros-Malmazet