Source : article sur le site de Benito Pellegrin avant parution dans « Autre Sud » – 24 octobre 2000
L’avait-on attendue, cette programmation enfin pleine et entière de Jean-Louis Pujol, directeur de l’Opéra de Marseille ! Digne ouverture de la saison d’un millénaire, ambitieuse, curieuse, à hauteur de la dignité culturelle d¹une ville où l’on pourrait enfin être prophète en son pays.
L’Atlantide
Inspiré du roman de Pierre Benoît (1918), l’opéra revient près de 5O ans à Marseille, par la grande porte. Dans la logique de l’œuvre, dans laquelle l’énigmatique et indicible Antinéa est incarnée non par une chanteuse mais par une danseuse et fait la part belle aux ballets, la réalisation scénique est assurée par Michel Kéléménis, danseur et chorégraphe. Dans les décors dépouillés d’Yves Chassagne qui signe aussi les costumes sahariens et africains aux beaux effets, sous les belles lumières de Manuel Bernard, ocre, beige, gris et blanc sur le jeu des panneaux verticaux qui élargissent ou étranglent les lieux étranges de la mystérieuse action, Kéléménis fait évoluer des personnages dans des mouvements entre la marche et la danse, entre songe et réalité et un pas de deux féminin dans une évanescente ligne de fuite. Après la tempête de sable qui offusque la vue, la scène du haschich et le ballet endiablé des masques autour des deux soldats perdus dans un monde ignoré, donne à l’histoire de cette accidentelle découverte de la mythique Atlantide les couleurs oniriques d’une hallucination chez le plus vulnérable ou de visions mystiques chez le prêtre officier. La souveraine de ces lieux inconnus, la déesse Antinéa, n’est peut-être qu’un rêve ou cauchemar immémorial des hommes : la Femme éternelle fascinante et inquiétante, envoûtante et dévoreuse, dont la désirable étreinte est mortelle, reine-abeille fatale au bourdon. Anne Martin, dansant longtemps pour Pina Bausch, a la lourde tâche de tout dire en ne disant mot, de se faire musique et parole éloquente par la danse : dans ses voiles d’insecte maléfique, de veuve déjà noire d’avance à boire le sang de ses amants, elle les enveloppe et momifie dans son musée morbide d’araignée par sa danse macabre voluptueuse. Une certaine androgynie d’aspect ajoute au trouble de ce retour du refoulé masculin. Inverse mélodieuse, esclave prisonnière aux doux accents d’Aïda exilée, de puccinienne Liu soumise, Inva Mula, fait danser sa voix aux méandres mélismatiques de l’Orient avant de mourir en Manon Lescaut amoureuse dans un désert aride, toute grâce et beauté. Georges Gautier campe un sarcastique et inquiétant historien bibliothécaire du continent perdu, inverse aigu de la noble basse chaleureuse de Jean-Philippe Courtis en targui sombre aux accents prophétiques et poétiques d’un Islam contemplatif.
Son homologue chrétien, le prêtre-soldat a les élans mystiques et pathétiques d’un Charles de Foucault préparé au martyre et au pardon auquel Marc Barrard prête sa voix généreuse de baryton. Le jeu subtil des contraires et des opposés donne à Saint-Avit, son ami et futur assassin, le timbre du ténor ; après une première partie d’arioso parlando, avec ses ruades, ses impatiences juvéniles, il a droit à un déchaînement passionnel traduit dans un paroxysme musical bien au-delà de Wagner, dans une tempête a tutti d’un orchestre de cuivres déchirants et tonitruants aux aigus soulignés des stridences meurtrières des ondes martenot. Il faut toute la fougue, la vaillance et la généreuse folie de Luca Lombardo, dont la mise en scène le plaçant loin, sous les cintres, ne facilite pas le travail, pour se tirer indemne de cet ouragan exacerbé par Henri Gallois, fidèle à la lettre mais moins peut-être à la sécurité des chanteurs. Mais l’on goûte le raffinement du chef à faire rutiler les couleurs d’une instrumentation subtile glissant sur les pupitres avec des effets sériels tonaux et jazzy. Paradoxalement un peu en retrait dans certains ballets, Kéléménis réussit par contre dans l’intensité humaine de sa mise en scène : tous les chanteurs et la danseuse sont de crédibles acteurs, d’une diction exemplaire qui rendait inutile le surtitrage si nécessaires souvent même en français. Même l’Albanaise diva offrait le charme de liaisons enfin respectées. Avec danse, mime, chant, musique, théâtre, Tomasi nous offrait un spectacle total, sans oublier la beauté rare du texte de Francis Didelot qui fait rêver et flotter, comme un exorcisme pour les chefs-d’œuvre, sur la lente agonie des astres naufragés.
Benito Pelegrín