Sur les hauts de Marseille, près du Pharo, non loin de la mer, l’abbaye de Saint-Victor est un lieu vénérable où, sur la tombe des martyrs de Dioclétien, Jean Cassien fonda son couvent au cinquième siècle et écrivit ses fameuses Institiutions monastiques. Paul Valéry aimait et habita ce lieu d’où l’on a une vue admirable sur le Vieux Port, adossé à deux énormes tours carrées et crénelées d’une abside lourdement fortifiée qui semblent jaillir du roc.
Dans cette église romane et gothique refermée sur elle-même où la lumière ne filtre que par des meurtrières, les Amis de Saint-Victor donnent depuis quelques années de grands concerts et célébraient récemment l’oeuvre d’un enfant du pays, Henri Tomasi, enseveli depuis sa mort, il y a quatorze ans, dans un injuste purgatoire.
Les voix des enfants de la Maîtrise Gabriel Fauré, dirigée par Thérèse Farré-Fizio, bondissaient dans cette acoustique si généreuse et pleine sur les mélodies tendues comme un arc des Chants corses a cappella, rappelant l’origine insulaire du compositeur, des voceros et des berceuses aux accents très natifs planant sur les moutonnements de quelque mer lointaine.
Et la puissante symphonie des cuivres des Fanfares liturgiques sonnait comme les grandes orgues d’un mysticisme tumultueux pour ressusciter le personnage extraordinaire du vrai Don Juan, celui de Mañara qui a inspiré à Tomasi son chef-d’œuvre à travers le poème de Milosz.
Ce ruissellement sonore, parfois jusqu’à la saturation, cette densité d’événements envahissante, correspondaient à l’émotivité d’un musicien qui se mettait tout entier dans son oeuvre, sans vanité ni crainte des jugements, vrai méridional d'” ombres et de lumière ” comme un grand d’Espagne communiant avec la vie en mystique, puis en révolté, écorché vif. On le ressentait de manière presque intolérable dans une sobre cantate sur le conte d’Alphonse Daudet : La mort du Petit Dauphin, dit de manière bouleversante par Jean Le Lamer sur une musique touchante, dramatique, mais simple et sans lourdeur avec ces chœurs d’enfants et la voix de Denise Vial à arracher des larmes, autour de ce lit où agonise le petit Dauphin qui ne peut pas mourir puisqu’il doit être roi.
Cette révolte, elle s’exprime plus fortement encore dans le Concerto pour violon, de 1962 ; la partition violente, décharnée, dont on a peine à suivre la logique tant elle est gorgée d’émotion, d’un fabuleux expressionnisme épique, d’une virtuosité terrifiante déployée par Devy Erlih en un style rhapsodique rempli d’éclairs, oeuvre déroutante qui ne répond à aucun canon classique mais dont on ne peut douter qu’elle soit arrachée à la substance intérieure.
Dans Retour à Tipasa donné en création mondiale, c’est enfin en 1966, autour d’un texte admirable d’Albert Camus, une sorte de réconciliation de ” l ‘homme révolté ” avec le monde : ” Au milieu de l’hIver j’apprenais enfin qu’ il y avait en moi un été invincible. ” Une page délicate, presque impressionniste, d’une justesse de ton et de couleurs poignante, car l’hymne à la lumière qui la conclut n’efface pas les ombres et l’amertume de l’injustice, de la cruauté, de la torture. Mais la terre a donné ses fruits aux hommes pour qu’ils croient encore à la possibilité ” d’aventures merveilleuses ” sur cette ” stupide planète “, comme l’écrivait peu avant sa mort cet ami généreux qui acheva sa vie en luttant par sa musique contre le désespoir.
Il était bon que son fils nous restituât ce vrai visage d’une grande noblesse avec le soutien de la municipalité de Marseille et de l’Orchestre philharmonique de cette ville sous la direction précise de Pol Mule.
Jacques Lonchampt
4 mai 1985