LES SPECTACLES
LA MUSIQUE
TROIS ACTES DE COURAGE
EMILE VUILLERMOZ
Au moment où les jeunes réformateurs du langage musical condamnent la participation du cœur et des sens à la création d’une œuvre d’art qui doit, selon leur évangile, s’affranchir de l’ » humain » pour devenir cérébrale, s’élever jusqu’à l’intellectualisme pur et même jusqu’à la stratosphère glaciale de l’abstraction, le hasard – dont on connait les ironiques fantaisies – s’amuse à faire triompher, coup sur coup, trois fois de suite, un compositeur français de la génération nouvelle qui, sans se noyer dans les théories, les manifestes et les systèmes, a le calme courage d’écrire de la musique sensible et, renversant l’axiome à la mode, de prouver qu’elle est faite » non pas uniquement pour être lue, mais pour être entendue « .
Voilà un héros. Pour un » jeune « , oser réhabiliter en musique les droits de la sensibilité et ceux de l’oreille représente un exploit dont l’intrépidité et la bravoure méritent d’être saluées avec respect. C’est cet audacieux défi, que vient de lancer à la face des snobs, le compositeur corse, Henri Tomasi, en faisant triompher successivement son ballet Noces de Cendres, son drame lyrique, l’Atlantide et son oratorio Don Juan de Mañara, trois authentiques chefs-d’œuvre de musique expressive et pathétique.
La démonstration est péremptoire et gêne affreusement les doctrinaires de » l’inhumain « . Car ils ne peuvent rejeter dédaigneusernent dans la catégorie des artistes rétrogrades, des fossiles et des » pompiers « , un compositeur tel que Tomasi qui, non seulement connaît à fond son métier, mais ne recule devant aucune hardiesse d’écriture et a déjà accumulé dans ses partitions assez de dissonances agressives pour mériter son brevet de » modernisme » contrôlé, poinçonné et garanti sur facture. Impossible de se débarrasser de lui en dénonçant son conformisme attardé et en ridiculisant son académisme comme on l’a fait pour d’autres rivaux encombrants : Tomasi peut exécuter, en se jouant, tous les petits tours de passe-passe des manipulateurs de l’atonalisme, du dodécaphonisme et de la » série « , et c’est très volontairement et très consciemment que, dans son vocabulaire, il a » choisi la liberté « .
Le sujet de son ballet, les Noces de Cendres, contenait déjà une indication étrangement symbolique. Une fiancée douloureuse recherchait sur un champ de bataille jonché de morts et de mourants, le corps de son bien-aimé, et c’est en entendant les pulsations d’un coeur qui battait à l’unisson du sien, qu’elle retrouvait l’agonisant parmi les cadavres. Ces deux rythmes jumeaux fournissaient alors au compositeur, l’armature d’un Dies irae haletant, spasmodique, syncopé et déformé en blues de sa beauté, réduit les hommes en esclavage, perdrait de sa surhumanité et de sa splendeur fascinante si on l’obligeait à détailler à l’avant-scène, un cantabile ou un arioso et, à plus forte raison un duo avec un officier de spahis. Ce serait l’exposer à sombrer dans un prosaïsme qui affaiblirait son prestige. Au Grand Théâtre de Nancy, où l’oeuvre vient d’être montée avec beaucoup de goût par Marcel Lamy, c’est la charmante Ethery Pagava, transfuge des ballets Cuevas, qui fut chargée d’envoûter Morhange et Saint-Avit et la seule éloquence muette de son corps voluptueux lui permit de s’acquitter de cette mission de la façon la plus persuasive.
Mais ce n’est pas seulement par l’attrait du mystère et de la féerie que l’Atlantide a permis à Tomasi d’affirmer ses dons de musicien. Certes, il a traduit avec un relief saisissant tout l’orientalisme légendaire d’un pareil sujet et l’on a retrouvé avec plaisir son aptitude à provoquer la griserie et le vertige par les rythmes monotones et obsédants de son » tam-tam « , mais il a superposé à ce décor sonore des accents passionnés, d’une chaleur et d’une sincérité admirables. Les ardeurs de Saint-Avit, sa jalousie, son délire meurtrier, les touchantes rêveries de Tanit-Zerga, les nobles révoltes morales de Morhange, ont trouvé une traduction musicale d’une intensité et d’une justesse de ton extraordinaires.
Et que dire de cet étonnant Don Juan de Mañara, dont le texte magnifique a été transposé musicalement avec un tact et un goût si sûrs? En attendant que cet ouvrage soit réalisé à la scène nous avons pu l’entendre sous forme d’oratorio, dans sa version intégrale, aux Concerts Pasdeloup, sous la direction de l’auteur, et nous nous sommes trouvés en présence d’une fresque de la plus grande beauté. Avec des moyens techniques différents, Henri Tomasi nous y est apparu comme un nouvel Honegger, dans son art de parler à la foule un langage mélodique, orchestral et choral si familier et si noble à la fois, si simple et si grandiose. C’est le miracle de Nicolas de Flue et de Jeanne au Bûcher qui se renouvelle dans une tout autre atmosphère. La rencontre du libertin et de la virginale adolescente, la mort de Girolama, la procession, le dimanche de Pâques à Séville, le dernier matin de Miguel laissent dans notre mémoire des harmonies visuelles et des décors sonores absolument inoubliables.
Ces trois puissants ouvrages nous apportent un grand réconfort. Dans une période si troublée de l’histoire de l’art, au moment où tant de jeunes musiciens, déconcertés par l’avalanche de slogans qui les submergent, ne savent plus dans quelle route ils doivent s’engager, voici qu’un compositeur de leur génération leur donne une triple lecon de sagesse, de courage et de bons sens. Il leur prouve que, dans le domaine de la création artistique, aucun système, aucun procédé, aucun expédient ne remplace le » don » et le tempérament. Or, Tomasi est précisément le triomphe du » tempérament « . Toute sa musique le crie et, c’est ce qui la rend irrésistible. Son triple succès va mettre fin à bien des crises de conscience et à de dangereux malentendus. Il faut le remercier de nous avoir donné trois beaux ouvrages, mais il faut le féliciter également d’avoir apporté aux jeunes chercheurs de la musique contemporaine un si bienfaisant exemple, en leur rappelant quelques vérités élémentaires qu’il serait fort dangereux d’oublier. Souhaitons que ces trois coups, si vigoureusement frappés, fassent lever le rideau qui nous cache l’avenir de notre musique française, sur un décor un peu moins attristant que celui que nous avons actuellement sous les yeux.
Emile Vuillermoz