Henri Tomasi – Interview par F. Coudron
Le Monde et la Vie, septembre 1965

 

 

Il a soixante ans, il est de petite taille. Vif, les yeux verts. Une tête dont la masse crânienne volumineuse comme celle de Beethoven contraste avec le visage doux que n’ont pas marqué les années. Ses traits sont fins, son teint clair. Ses cheveux rejetés en arrière se retournent légèrement sur sa nuque rappelant ceux de Victor Hugo adolescent.

” La musique, c’est quelque chose d’épidermique. Je n’aime pas qu’il y ait un écran entre elle et moi. J’appréhende toujours d’entendre mes œuvres à la radio ; il y a quelque chose de vivant qui ne passe pas.

– Tantôt on dit que vous êtes Provençal, tantôt que vous êtes Corse ; quelles sont vos origines ?

” Les deux sont vrais ! Je suis Corse, bien que né à Marseille. Ma mère avait l’intention de retourner en Corse pour ma naissance, mais elle n’en eut pas le temps. Je suis issu d’une famille des environs de Bastia qui comptait plusieurs marins. Enfant, je ne rêvais que de bateaux et me destinais à un des métiers de la mer. “

– Qu’est-ce qui vous amena à la musique ?

” Ce fut mon père. Il jouait lui-même de la flûte en amateur. Il remarqua mes dispositions naturelles pour la musique et me fit entrer au Conservatoire de Marseille. Ensuite, j’ai poursuivi mes études à Paris. Mais peu importe les diplômes : la musique, c’est ce qui commence quand on a tout oublié, c’est un ” instinct “.

– Que pensez-vous de la critique ?

” Je pense qu’en musique il n’y a rien à expliquer, si ce n’est pour masquer une indigence chronique. Je ne veux pas d’explications en art !

– Ne vous a-t-on pas reproché, au temps de l’avion supersonique, de rester fidèle à l’ancien système musical ?

” A ceux-là je réponds : si je veux faire du bateau à voile, ça vous dérange ! Le sériel, le dodécaphonique, l’électronique, apportent des effets, mais il ne faut pas se rendre prisonnier d’un système. Tout système aboutit à une impasse. Ce qui compte c’est l’inspiration et le talent. “

– Votre ascendance méditerranéenne a-t-elle influencé vos goûts en musique ?

” Je suis latin. J’aime l’ordre en musique. Il me faut un fil d’Ariane. Tout ce qui n’est pas concis me fatigue.

– Vous êtes réputé comme le compositeur contemporain le plus lyrique…

” Parce que c’est l’homme qui m’intéresse ; ses sentiments, ses passions, c’est cela qui importe et qu’il faut traduire. Pour cela j’emploie n’importe quel système pourvu qu’il serve exactement ce que je veux communiquer. J’ai utilisé les ondes Martenot dès 1952. Par contre je donne dans mon théâtre une grande part à la voix humaine. Jamais je ne l’utilise comme un instrument. J’écris une ligne mélodique pour les chanteurs. Il ne faut pas dépasser la tessiture des voix. La jeune école allemande casse les voix, leur fait faire des acrobaties (…) Résultat : le public boude le théâtre. Les gens qui vont dans un théâtre lyrique aiment entendre chanter. “

– Dans Noces de Cendres vous faites entendre un cœur à l’agonie ; est-ce pour cette œuvre que l’on vous a taxé d’ ” anthropomorphisme ” ?

” Je n’aime pas la musique cérébrale, les jeux abstraits d’écriture qui dessèchent les œuvres d’art. Mon seul désir est de communiquer ce que je ressens. Mais bien entendu, toutes les recherches qui font évoluer le langage musical m’intéressent. ” (…) Mes projets ? Je travaille à un Eloge de la Folie, d’après Erasme. C’est un jeu lyrique et chorégraphique qui stigmatise la stupidité des hommes et dénonce l’horreur de la guerre. Il se termine par une danse macabre qui entraîne tous les personnages sous la conduite de la folie, en dépit de la Sagesse et sous l’œil consterné d’Erasme ! “

X