HENRI TOMASI
Interview journal corse… (1953)

 

 

Aujourd’hui, il s’agit d’une visite en ami dans son fucone de Paris.

Car Tomasi est parmi les corses qui ont réussi, celui qui est demeuré le plus attaché à notre pays, à sa personne physique comme à son âme. Son regard contient toute la lumière de la Casinca et son visage aux beaux traits s’anime tel un paysage de chez nous. Le maître a le tempérament insulaire par excellence : généreux et réservé à la fois, épris du beau et dédaigneux du médiocre, ardent dans ses vœux, dévoué à ses sentiments, il est fait de cette lave éruptive qui façonne les coteaux de quelques pieves.

Henri Tomasi a été prié de préparer son dossier pour une proposition en vue de la Légion d’honneur. Il a refusé en disant : ” Je n’accepterai cette décoration que le jour où on aura crée un conservatoire en Corse ! ” Eh bien ! ce soir, c’est de cela qu’il s’agit : non du ruban, mais de la misère de la Corse dans le domaine artistique.

” Je lance un S.O.S. ! Le capital artistique de la Corse est absolument inexploité. Il y a chez nous d’immenses ressources. Elles s’amenuisent, elles s’anémient. Pis encore. On gâte la réceptivité intelligente des insulaires, car ils n’ont à leur disposition que des accordéons… Inutile de vous parler des dispositions étonnantes de quelques chanteurs de chez nous ; inutile aussi de vous dire les louables efforts de quelques groupes folkloriques qui cherchent et réussissent à préserver ce qui peut l’être. Mais ce n’est pas suffisant. Notre peuple mérite mieux. L’arbre n’est pas pourri par la racine ; c’est à la cime qu’est le mal “.

Henri Tomasi fait des déclarations et des comparaisons édifiantes. Il parle de cette permanence dans l’oubli où est tenue la Corse sur le plan artistique. Ainsi, déjà avant 1914, le Théâtre municipal de Bastia – magnifique réduction aux deux tiers de la Scala de Milan – n’était fréquenté que par des troupes italiennes. Pour les accueillir – car elles n’hésitaient pas à venir au complet avec leurs décors – la municipalité locale leur offrait 15.000 francs-or.

” Jamais une troupe, un orchestre français ne traversent la mer ! Nos amis vivant dans l’Ile n’ont pas les moyens de savoir ce qu’est la musique française ! La radio ? On l’entend si mal là-bas que lorsqu’on veut apprécier de bonnes œuvres, on est obligé d’écouter l’Italie. La Martinique, la Guadeloupe, départements très lointains, sont plus favorisés que nous ! L’Orchestre National va souvent hors de France, et même en Allemagne depuis la Libération, mais pas question d’aller en Corse ! Les formations théâtrales qui font des tournées en Province ne vont pas chez nous. On répond que ça coûte cher, que le public corse ne suivra pas. Qu’en sait-on puisqu’on n’a pas essayé ?! (…) Quand je pense à la façon dont est favorisée la Sardaigne ! Il y a plusieurs conservatoires. Celui de Cagliari, notamment, a 15OO élèves et un orchestre de 75 exécutants. Ces chiffres sont éloquents. Je pense, avec beaucoup d’autres, qu’on peut créer un, puis deux conservatoires : à Bastia et à Ajaccio ensuite, ou vice versa.

“Combien de paysans, de citadins de chez nous, qui auraient pu et pourraient être des artistes si on leur en avait donné les moyens ? Je pense que beaucoup d’entre eux auraient pu avoir ma chance : suivre des cours et épanouir vocation et talent. Mon père était un modeste facteur ; il est allé à Marseille en pensant à ses enfants. S’il n’avait pas bougé, je n’aurais sans doute pas connu la musique, qui est le meilleur de moi-même “.

Madame Tomasi, qui aime notre pays avec passion, souligne qu’on pourrait chaque année organiser une saison artistique corse. Cela apporterait un précieux concours à l’hôtellerie et au tourisme en général.

Henri Tomasi a raison de lancer un cri d’alarme : en matière artistique, on n’a jamais rien fait, et il faudra bien faire quelque chose.

 

 

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