Oser se réjouir de la beauté du monde pour trouver la force de retourner au combat contre toutes les formes d’oppression et d’injustice, tel fut l’idéal humaniste de Tomasi.
Trois œuvres en témoignent présentées ainsi par le compositeur Régis Campo.
Retour à Tipasa (1966) est une étrange symphonie du sud pour récitant chœur et orchestre. Dès les premières minutes, un motif hypnotique de double-croches (Fa dièse – sol – la – si bémol) traduit une lumière blanche, lancinante, permanente. C’est dans cet écrin musical que sont posés les mots simples et beaux d’Albert Camus.
Henri Tomasi décrit alors une nature massive, granuleuse et forte à travers de courts motifs musicaux sans développement : tout est exposé dans sa simplicité même, avec des accords en quintes superposées, de simples accords parfaits comme des touches de lumières de décembre.
Un chœur apparaît alors comme un écho de cette nature, une sorte d’incantation douce.
Puis une danse lente et remplie de mystère : une barcarolle. Un village silencieux, de la pierre, un soleil arrêté.
Un Coq et un merle, des chants d’oiseaux nous sortent de cette moiteur. Des ostinatos de noires viennent scander cette marche, exprimant la pulsation cardiaque de la nature.
Le chœur terminera l’œuvre sur ces mots « O! vibrante lumière ! Tipasa». Dernier regard sur cet « Été invincible au milieu de l’hiver » et source d’immense joie.
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Le Silence de la Mer (1959) a une forme étonnante : c’est à la fois un opéra de chambre sur un texte de Vercors, un drame lyrique, mais aussi un véritable film avec ses dialogues, ses bruitages, ses interludes musicaux.
Dès les premières mesures on entend quelques notes du 8ème Prélude de Bach, joué au piano par la jeune fille.
Tomasi, par son magnifique don d’écriture pour la voix va déployer un grand récitatif accompagné par l’orchestre et nous renvoie à la tragédie lyrique du XVIIème siècle. La déclamation du chanteur suit ainsi au plus près le mouvement et le rythme naturels du texte bouleversant de Vercors. Le ton est solennel et amer : confronté à l’horreur de la guerre l’officier mélomane est désabusé. Apparition spectrale du huitième prélude de Bach au piano accompagné par les cordes : ce n’est qu’une halte, l’officier est contraint de repartir à la guerre : « Demain, je suis autorisé à me mettre en route pour l’enfer ». La musique se révèle parfois expressionniste : les harmonies sont âpres, les mélodies anguleuses. Il faut rapprocher cette œuvre de celle d’Arnold Schoenberg : Un Survivant de Varsovie. Ecrite en 1947 pour récitant, chœur d’hommes et orchestre sur un texte du compositeur et un extrait du « Deutéronome », elle fut composée à la suite de la visite d’un rescapé du ghetto de Varsovie. On y retrouve la même violence et la même âpreté.
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La Symphonie du Tiers monde (1968) est certainement l’un des chefs d’œuvre de la dernière période d’Henri Tomasi. Le premier mouvement (Lamentation) est caractéristique d’un style de la déambulation : une marche lente, des accents de harpe, des bruits de chaînes, des bribes de mélodies avec ces indications parsemées dans la partition : « lamentoso, plaintif, pesante, avec lassitude, con dolore, avec tristesse ». Nous sommes en Afrique du sud et suivons la marche d’un esclave enchaîné.
Un lamento va peu à peu gagner les violons puis tout l’orchestre. Enfin retour à la déambulation de cet esclave.
Tomasi construit là un discours quasi-cinématographique : on est proche de Chostakovitch et de ses symphonies (la septième, la onzième par exemple), on voit de longs travellings, des plans larges symphoniques. La caméra embrasse tout un monde vivant qui souffre mais espère aussi.
Le second mouvement (Révolte) est un cri où les cors, les timbales, une fanfare de cuivres traduisent un combat terrible.
Ici le caractère tragique de la symphonie est porté alors à son plus haut point. Tout un arsenal de percussions (xylophone, fouet, gong, grosse caisse, enclume, bloc chinois et chaîne) scande cette musique sauvage et tourmentée commentant cette phrase d’Aimé Césaire : « Retirez-vous, assassins du Christ! »
Mais en contraste le troisième et dernier mouvement (Allegro giocoso) nous surprend par ses premières notes faussement légères et insouciantes dans un rythme de gigue : une ritournelle scherzando déclenchée par un do dièse lumineux de la petite cymbale antique. Mais un récitatif va nous amener peu à peu à une marche obstinée avec ses motifs en triolets de croches.
Elle se terminera en une bacchanale sauvage et rugissante (proche de la fin du ballet Daphnis et Chloé de Ravel). Dans une musique superbement orchestrée, Tomasi conclut sur une protestation symphonique, fière et tellurique. Il s’inspire de ces mots d‘Aimé Césaire : « Procédons de notre unanime pas jubilant dans le temps neuf ! ». Les cuivres de l‘orchestre jouant « pavillons en l’air » chantent un dernier cri de joie.
En 68, la démarche de Tomasi est loin des avant-gardes, là où des esthétiques de laboratoire brodent de jolies dentelles fragiles et éphémères.
Au delà des modes, Tomasi parle de son époque en homme cosmopolite et moderne.
Son système d’écriture intègre à la fois le modal, le tonal, l’atonal, le diatonique ou le chromatisme, en étant guidé par un fort discours dramatique et humaniste.
Aussi, quarante ans après, sa voix indépendante est toujours neuve et pertinente, universelle.
Régis Campo, mai 2008, Paris