[24 janvier 70 – Paris]
” J’ai reçu des lettres de félicitations de plusieurs compositeurs connus (c’est la première fois) [cela concernait la création du concerto de violoncelle]. Enfin tout le monde est emballé, sauf Clarendon, qui regrette que je ne dise pas ” je t ‘aime ” comme il y a 30 ans ! (…) Toujours ce sale temps gris qui donnerait le cafard à un cancrelat ! Vivement le printemps, j’étouffe ! “
(…) ” Comment était Mariana Pineda ? Saguer est un compositeur qui a du talent “
[11 janvier 70 – Paris]
” Combien de fois j’évoque ces dimanches aux bouillabaisses cassidiennes !
(…) ” Hier, envoyé par ” La Monnaie “, est venu un graveur pour faire ma “médaille “, qui sortira en 71. Je me demande pourquoi ?… Cela sent la ” coda ” ! (…) Je ne te parle pas de politique, car la France se complaît dans le mensonge, et c’est pire qu’avant “.
[24 mars 70 – Paris]
” Je ne suis pas du tout content de l’interprétation, bousculée, hâtée, sans air. Navarra avec ses dons magnifiques est devenu tributaire d’une virtuosité foudroyante ! Cela m’inquiète pour l’avenir de mon œuvre ! [le concerto de violoncelle] Voilà le malheur de n’avoir pu assister aux répétitions ! (…)
Evidemment un compositeur peut refaire le point (lui tout seul) mais celui qui ne l’est pas a des difficultés à s’y retrouver !…Vois-tu, pour un compositeur, les intermédiaires sont dangereux, comme la ” langue d’Esope “…
[4 avril 70 – Paris]
” J’essaie de composer mais rien ne surgit, c’est le néant ! De dégoût, j’ai mis un écriteau sur le clavier : ” Fermé pour cause de vieillesse ” Voilà ! D’ailleurs, pourquoi continuer ? Nous sommes sur la voie d’une ” académie du vide ” qui sera bien la plus typique de notre société…Une gigantesque falsification des mots, des buts, des moyens est en cours. Tout est perpétuellement faussé par la langue et la plume des uns et l’argent des autres. Le moindre petit compositeur qui ” éjacule ” un pet électronique se prend pour un génie, et la bonne société digère tout, encense tout, et achète tout ! Ce n’est pas l’art qui est décadent dans cette société bourgeoise, c’est son utilisation : la mode, la peur de n’être pas dans le peloton des avant-gardes soutenues et officielles. La dernière formule qui résume les arts actuels : ” L’Anartisme ! “… Alors, merde, j’en ai marre ! “
[8 avril 70 – Paris]
” Plus que jamais j’aspire à retourner dans mon pays [Provence et Corse]. Cela devient une obsession, et hélas je ne sais pas comment pour l’instant ! Je considère ma carrière (avec tous ses accidents) comme définitivement foutue… “
Dimanche [19 avril 1970, Paris – “Lettre du Vieux-Port”]
Cher Jean,
Quand tu as téléphoné j’étais en bagarre avec une partie de mes intestins, ce qui explique mon retard… Par contre, je t’ai entendu parfaitement, alors que d’habitude, c’était presque inaudible… Pourquoi ?.. Il est vrai que [Ernest] Magne s’est aperçu l’autre soir que j’entendais mieux, et notre conversation a été intéressante, bien que le développement d’une idée conduite jusqu’au bout, est souvent périlleuse avec lui ! Il saute d’une idée à l’autre avec une facilité déconcertante… En tous les cas, il était en pleine forme et j’ai eu beaucoup de plaisir… Une seule question n’a pas eu de suite, parce qu’il a changé aussitôt de sujet… Elle est d’ailleurs curieuse ! Il m’a avoué qu’il était très intrigué par les rendez-vous que je donnais au bistrot du port [le “New-York”] : pourquoi aimais-je tant m’asseoir devant ce port et t’y attendre tous les jours…
C’est pourtant très simple. Que ce soit ce bistrot, ou celui qui est accroché à pic dans les jardins du Pharo, c’est toute ma jeunesse que j’entrevois. Ce sont pour moi des souvenirs inoubliables… Le ciel, la mer ! Rien de la vie de ce Vieux-Port ne m’échappait alors. Combien de fois du haut du Pharo, mes yeux avides possédèrent la mer, la ville ! Je respirais avec délices toutes les senteurs qui s’élevaient des quais, des docks, les odeurs des poissons, des chalutiers, etc… Et les ” pierres plates ” en face ! J’enviais tous ces paresseux au soleil, accoudés sur les parapets ou couchés à plat-ventre sur les rochers. Et puis un grand navire s’approchait dans un rauque hurlement, et aussitôt dans mon imagination c’était l’absurde nostalgie de pays lointains, de voyages que je n’ai réalisés qu’ ” autour de ma chambre “.
Ciel et mer ! Présences mystérieuses et puissantes avec une âcre odeur de vent salé sur les lèvres. La Fraîcheur du mistral à travers toute cette forêt de gréements et de mâts des voiliers et des tartanes au mouillage ! Odeur des coquillages ! Oisiveté ! Que d’heures j’ai passé à regarder la mer sans la voir ! Comment échapper aux sortilèges de la mer ?!… Mais la ” raclée ” le soir en rentrant à la maison, pour avoir manqué le conservatoire ! Toute mon enfance renaît à ces spectacles de la mer. Voilà pourquoi je m’assieds à ce bistrot et t’attends. J’aurais aimé lui expliquer tout cela… M’aurait-il compris ?
En ce triste dimanche pluvieux ma pensée est encore plus proche de ” mon pays “, car pour moi, la France n’est pas mon pays. C’est presque une honte pour moi d’être français devant l’attitude de notre gouvernement, le seul pays qui n’a pas condamné la torture en Grèce et qui collabore avec tous les pays fascistes ! J’en suis encore tout bouleversé, et je me demande tous les jours pourquoi je suis né à une époque avec laquelle je me sens si peu d’affinités !.. Hier, Strasbourg a donné une exécution des Fanfares Liturgiques remarquable. Claude est là pour toute la journée, et bien entendu nous discutons, car de toute la semaine je ne peux pas parler politique… Ma sortie est toujours retardée ” because ” temps. Etienne, comme tu le sais, est venu passer une heure. Discussions plus ou moins futiles ; cela fait passer un moment agréable sans fatigue pour l’esprit…
T’embrasse affectueusement en languissant de te lire,
Henri
[20 avril 1970 – Paris]
” Ta dernière lettre m’a profondément touché et ému… Comment t’expliquer clairement ce qui se passe jours et nuits dans mon crâne ? J’ai trop de démêlées avec la syntaxe (grâce à l’ignorance d’un père qui, pour m’exhiber, m’a retiré de l’Ecole primaire à 12 ou 13 ans) pour développer un sujet qui est presque insurmontable par correspondance.
Maintenant que je commence mon apprentissage de vieillard et que l’ivresse de la vie s’est dissipée, je m’aperçois de plus en plus que tout n’a été que supercherie, vanité et absurdité… La sagesse est donc de ne plus se nourrir d’illusions… Je te signale la sortie de ” Lettres de prison ” à propos de l’Affaire [Gabrielle] Russier. Ecoeurant ! Cette bourgeoisie de robe est à vomir ! “
[2 mai 1970 – Paris]
” La conclusion de ta lettre de mardi : ” L’homme est un loup pour l’homme ” a déclenché en moi tout un processus, et me rappelle mes dernières ” lueurs christiques ” (d’il y a un peu plus de 10 ans) c’est-à-dire ma ” période franciscaine “, suivie de l’étude des œuvres de Teillard de Chardin. Contrairement à toi, je suis persuadé qu’il n’y a plus d’espoir à nourrir sur l’homme. Son esprit, son intelligence sont tout simplement des monstruosités de la nature, et ne sont pas autre chose que des instruments de mort. La preuve ? Les ” progrès ” de l’humanité se traduisent par un perfectionnement à une allure catastrophique des moyens de destruction ! D’ailleurs, tous les codes sont périmés, les catéchismes usés, les dés pipés, et les religions pas autre chose que des inventions humaines afin de masquer l’absurdité, et d’organiser la vie sociale en assurant la domination des plus forts. Les hommes (et j’en fais partie) ont de plus en plus conscience de l’absurdité d’une condition où le hasard les a jetés sans raison. Evidemment ” l’homme absurde ” ne veut pas dire celui qui n’a pas de bon sens. Au contraire : c’est l’homme qui a reconnu que tout est sans raisons et que la mort est une délivrance. C’est le fait d’un homme qui un jour se réveille et voit la réalité en face. Cette réalité absurde avec sa vie routinière dénuée de toute espèce de signification à force de répétitions… As-tu lu “L’Etranger”, les œuvres de Kafka, Sartre, etc ?
Comme d’habitude il pleut. Sorties ? Verboten ! Pendant ce temps la barbarie américaine se déchaîne [au Vietnam]. Vive Mao ! Vive Castro ! Vive Che Guevara ! Je sais très bien que tout cela ne changera pas tes opinions, mais il me plaît, à moi, de te faire connaître les miennes avant le grand saut ! – Baisers au Cap Canaille. “
[9 mai 1970 – Paris]
” Hélas, tout périra par le feu, c’est la rançon de notre intelligence “
” J’espère que tu as reçu le disque. Printemps est une petite œuvre poétique, sans prétention, qui évoque le réveil des oiseaux dans la forêt, un chant d’amour, et la danse des oiseaux “.
[19 mai 1970 – Paris]
” Tu sais, Printemps est un moment musical qui, pour moi, n’a pas beaucoup d’importance. J’espère seulement qu’il grossira les droits d’auteur, car cette affaire m’a coûté cher ! ” [HT, après avoir dirigé l’enregistrement de cette oeuvre, se démit l’épaule lors d’une chute].
” Au sujet de L’Enfant nu, le titre ne justifie pas, à mon avis, 200 pages de description pastorales. Il faudrait élaguer sérieusement, car ” trop, c’est trop ” comme dit Pagnol. Il y a de très belles images poétiques par moments, mais comme tu sais, l’œuvre d’art est un choix, et là, l’esprit de synthèse fait totalement défaut. Cent pages suffisaient pour une intrigue aussi mince. C’est un humble avis. “
[29 mai 1970 – Paris – Annonce de deux concerts où seront interprétés la Symphonie du Tiers-Monde le 7 octobre à Marseille, et le Concerto de Guitare le 11 octobre au Théâtre des Champs-Elysées]
” Au moment où [Reynald] Giovaninetti était à la maison, ce cher Magne montait jusqu’au 5ème, sonnait, et ne voyant arriver personne, mettait le livre sur la Corse, de [Paul] Arrighi sur le paillasson, croyant que nous étions sortis ! Il est d’une distraction clownesque ! “
[17 juin 1970 – Clinique de Villiers-sur-Marne]
” Mon cher Jean,
Me voici dans ma ” résidence cardio-vasculaire “, au pays de La Fontaine, qui, le pauvre, n’a jamais connu les cyprès, la mer, le ciel, et la Provence ! En fait de convalescence, c’est un véritable nouveau traitement. Si après 3 mois de ce régime je ne suis pas mieux, c’est qu’alors il n’y aura rien à faire. Le cadre est magnifique, mais cette cage dorée me sera-t-elle supportable-?… Les journées sont longues, interminables malgré les lectures et un peu de marche car je suis sans force.
Je m’aventure jusqu’au bois le plus près, pour m’y asseoir et méditer avec Hamlet (hêtres ou ne pas être !)
” La pluie sans arrêt depuis deux jours !… Pour toute contemplation (mélancolique) : un vrai chromo, avec pelouses vert-rouille, et un bois touffu aboutissant à une collinette d’une banalité helvétique. Au loin, de sombres forêts à la ” Pelleas “, dans une grisaille monotone, désespérante. Un ciel toujours au bord des pleurs, mon tempérament de méditerranéen s’insurge ! Prostré dans une chaise-longue, je ferme les yeux pour ne pas voir ce grand plat d’épinards écoeurant qui pénètre jusque dans ma chambre ! J’envie ceux autorisés à faire quelques pas en face du Cap Canaille, devant un paysage marin ! Tu diras encore que je suis pessimiste… C’est plutôt l’obsession de ” Mare Nostrum ” ! Mais quoi ?! Ciel et mer, caillasse et cyprès, plus le mistral et ses nuées dramatiques, voilà la vie ! La campagne et les forêts druidiques ne sont pas mon fort. Ci-joint une photo prise dans ma chambre de convalescent : c’est ma gueule, sauf la couleur, car je suis bronzé, – mais à cause du froid glacial et des déluges-!
Bien entendu la cuisine de la clinique me coupe totalement l’appétit : tout est bouilli, légumes, viandes, tout à l’eau, c’est insipide. Décidément, après l’esprit, c’est le sodium qui est le plus indispensable à l’être humain.
Je crois que mon avenir est au cimetière, car je vois très bien que d’année en année je deviens de plus en plus ignare. Arrivé à mon âge on a des habitudes d’esprit qui freinent peu à peu l’imagination. C’est cela mon ” pessimisme “, il est plus constructif qu’un optimisme béat.
Je t’embrasse en pensant à vos réjouissances cassidiennes. “
[12 juillet 1970 – Clinique de Villiers-sur-Marne]
” Bienvenue à un bon coup de cymbales – celles du soleil – pour dissiper toute cette nature spongieuse et grasse, ces petis ruisseaux herbeux, cette diarrhée verte ! Depuis hier j’ai l’heureuse surprise de voir brouter ” mon plat d’épinards ” par une centaine de moutons. Ça crée un peu d’animation, et cette odeur animale que j’aime purifie l’air. Ce troupeau arrive à point comme symbole du grégaire humain : se faire tondre et puis se laisser massacrer pour engraisser les seigneurs de l’économie, des religions et de la politique !
Je pense, je pense !… Et pourtant ce que j’aimais c’était le mouvement, les évasions, les voyages, mêmes imaginaires, la sauvagerie des paysages, les aventures sentimentales… Ah ! être un mouton ! “
[6 août 1970 – Clinique de Villiers-sur-Marne]
” L’air est étouffant. L’atmosphère prend une consistance épaisse et grise, et des tonnerres roulent au loin. Une sorte d’angoisse est suspendue entre ciel et terre, et il règne un extraordinaire silence plein d’une attente indéfinissable. L’approche de ces nuées d’orage me rend toujours plus sensible à tout ce qui peut surgir de bizarre, d’insolite. Dans ce silence nocturne, je sens les battements de mon cœur s’accorder aux pulsations mystérieuses de la nuit. Mon sommeil est lourd et plein de cauchemars. L’un d’eux particulièrement me poursuit. Je vois une énorme page de musique, blanche, tyrannique, qui me donne le vertige rien qu’à la regarder, et une voix diabolique me dit : ” tu n’es pas seulement un vieil homme, mais un homme qui sent tout simplement s’échapper tout ce qui lui reste de vie. ” Le réveil est brusque, 6 heures du matin seulement ! Le ciel est gris et les prés ne sont pas encore débarrassés des brumes de l’aube. Elles traînent et s’effilochent aux branches. La pluis cesse, pour une heure, avant de reprendre drue et froide, l’horizon devient comme un monstrueux édredon sombre, et puis finalement c’est un vrai déluge. Plus que 20 jours, je n’en peux plus. “
[14 août 1970 – Clinique de Villiers-sur-Marne]
” Voilà 69 ans, j’arrivais dans ce siècle. Toutes les émotions de mon enfance surgissent dans le silence de ces nuits presque surnaturelles. Je me revois allant pour la première fois à l’Opéra de Marseille écouter ” La Bohème ” avec ma chère mère. J’écoutais cette musique, et j’avais la sensation que tout mon petit être s’épanouissait dans un monde qui n’avait rien à voir avec l’intelligence. Les voix de Mimi, Musette, particulièrement, et certaines bouffées d’orchestre me procuraient une impression qui ne fut jamais retrouvée plus tard, même lorsque la musique symphonique me transportait hors de moi dans d’autres univers. C’est sûrement cette “Bohème” qui est responsable de ma destinée musicale, car elle m’émeut toujours autant.
Par contre, plus je réfléchis, plus je me demande si, de même que la vérité est absente de la vie, la beauté n’est pas absente de la nature. Je crois que c’est nous-même qui créons cette vérité et cette beauté. N’as-tu pas remarqué que nous retournons souvent en vain aux lieux que nous avons aimés ? Si nous en revenons déçus, n’est-ce pas finalement parce que le monde réel n’existe pas et que c’est nous qui le faisons ? … “
[24 août 1970 – Clinique de Villiers-sur-Marne]
” Mon cher Jean
Bons baisers de Charly ! L’esprit de [Michel] Audiard fait ma joie !
Le 20 septembre, seul ou accompagné, je te serrerai dans mes bras, car j’ai eu bien peur de ne plus te revoir. Maintenant tout va bien, et ma ” coronarita ” s’est désintégrée sur l’air de la Cucaracha ! Ce matin, le docteur, qui avait écouté hier soir une retransmission de Noces de Cendres, est venu me féliciter, profondément ému, et le masseur, un aveugle, m’a dit qu’il avait été bouleversé… Sans doute devaient-ils me prendre jusque là pour un compositeur de chansonnettes !… La mort arrangera tout cela ! Au loin un minable petit tonnerre exécute un récitatif enroué, et la pluie recommence.
De temps en temps, l’aumonier (qui me connaît de nom), essaie d’entrer en conversation avec moi. Je ne lui cache pas mes idées, qu’il est incapable de contredire… Il faut supprimer toutes les confessions, car là est la source de tous les racismes. Pour l’instant, je pense au Vieux-Port, à toi, aux collines, etc… “
[15 septembre 1970 – Paris]
” Tous les deux jours je vais au Jardin du Luxembourg. A peu près une heure de marche, par étapes d’un quart d’heure, ” à 54 à la noire “. C’est donc ma dernière lettre avant de te retrouver sur le quai. Cela me ravit de penser à ces 15 jours auprès de toi à me ” saoûler ” de visions maritimes. Vive le grand vent du large ! “